Par Saliou Samb-Le dimanche 03 Mai 2015, à Paris, des suites de maladie, Cheikh Yaya Kane est décédé. Pour avoir connu cet homme dans plusieurs de ses dimensions, je tiens à lui rendre hommage.
CYK n’était pas seulement le directeur des opérations de la très controversée Commission électorale nationale indépendante (CENI) : c’était un pionnier, le père du fichier électoral informatisé en Guinée. C’est lui qui, en 1993, a collecté et mis en forme toutes les données pour l’organisation de la présidentielle remportée par le Général Lansana Conté devant le candidat… Alpha Condé.
Ceux qui se souviennent de cette époque se rappellent sans doute de l’image d’un Alseny René Gomez tendu, annonçant vers minuit les résultats du scrutin en qualité de ministre de l’intérieur, alors qu’il était escorté par des bérets rouges, le doigt sur la gâchette. Gomez, disparu aujourd’hui (tout comme Conté) devait procéder à l’annulation des votes des localités de Kankan et Siguiri pour éviter un second tour inévitable si les voix de ces deux places fortes du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG) avaient été prises en compte.
Mais à la décharge de l’auteur du livre «Parler ou périr » (Gomez, éditions L’Harmattan), les conditions du vote à Siguiri et Kankan n’avaient pas été jugées transparentes par bon nombre d’observateurs, même si cette version est contestée jusqu’à maintenant par les caciques du RPG.
En ce temps-là, le seul sobriquet de CYK circulait plus que les noms de Waymark ou de Gemalto réunis ! En mieux heureusement, parce que les animateurs des partis politiques, nouvellement plongés dans un contexte de démocratie multipartite, n’étaient sans doute pas pleinement conscients de l’enjeu que pouvait constituer la version finale d’un fichier électoral.
Plus tard, lors de notre première rencontre dans un de ses restaurants prisé par le Tout-Conakry, j’ai pu voir un homme raffiné, cultivé, très organisé et un brin têtu dans ses convictions. CYK avait de la classe dans sa façon de présenter les choses ; de bonnes manières dans les discussions et savait se montrer persuasif. C’est ce jour-là, eu égard à mes questions aussi sournoises que gênantes, qu’il m’a collé l’épithète de « petit bandit », une expression qui ne l’a pas quitté jusqu’à notre dernière rencontre. J’y reviendrai plus tard.
L’informaticien et expert électoral CYK était un homme d’une dimension exceptionnelle qui a apporté son talent dans plusieurs pays africains dont le Mali et le Sénégal. Un de ses traits de caractère était sa très grande capacité de négociation.Car CYK, le polyglotte – il parlait plusieurs langues africaines – était un homme discret qui préférait l’ombre à la lumière pour être plus efficace dans son action. CYK n’aimait pas le bruit et l’ennui. Sa vie, il l’a consacrée au travail.
A la mi-2000, dans le cadre de la promotion du projet Global alumina corporation, CYK était encore là. Nous avons fait ensemble le voyage à Sangaredi (moi en tant que journaliste) pour visiter les travaux entrepris par cette compagnie minière. Je me souviens qu’à l’époque la dépêche que j’avais envoyée à Reuters n’avait pas été à son goût mais l’homme, chose très rare de nos jours, a trouvé les mots pour me le dire avec le tact d’une personnalité à l’éducation exquise. Evidemment, le « petit bandit » n’a pas changé une seule virgule de son reportage. « A chacun son boulot grand », lui rétorquai-je pour passer l’éponge.
Lors de la campagne pour la présidentielle de 2010, alors que je cherchais à décrocher une interview d’Alpha Condé, quelle ne fut ma surprise de retrouver CYK dans l’enceinte même de l’état major du RPG et de son candidat ! Au milieu de ses ordinateurs, il travaillait comme toujours avec cette touche de professionnalisme qu’aucun homme qui l’a approché ne saurait contester. Moi qui, me souvenant de l’épisode de 1993,croyais que les hommes politiques ont la dent dure, j’ai dû édulcorer mon opinion à ce sujet. En politique comme dans divers domaines de la vie, seuls les imbéciles ne changent pas d’avis non ?
« Petit bandit, qu’est-ce que tu fabriques ici ? », me lança-t-il pour me taquiner. « Je cherche à interview Alpha Condé. Tu m’aides ? », répondis-je, un brin moqueur, étant conscient que ce n’était pas son rôle. Et comme d’habitude, nous avons commencé à converser sur les sujets d’actualité en attendant mon entretien avec le président du RPG. C’était toujours un plaisir de discuter avec CYK, cet homme d’une intelligence rare, aux manières d’aristocrate, toujours plein de dignité.
Tête pensante de la task force qui a pris en main les opérations de rectifications des « anomalies », CYK fut au cœur des aménagements qui ont eu lieu entre les 2 tours de la présidentielle de 2010.
C’est lui CYK qui, par on ne sait quel miracle, à l’issue du second tour de la présidentielle, m’a soufflé avant tout le monde, selon les simulations qu’il avait effectuées quelques heures après la clôture des bureaux de vote, le chiffre d’environ 52%, avec une marge d’erreur disait-il d’environ 1%, donnant vainqueur, et contre toute attente, le candidat du RPG (Cellou Dalein Diallo avait écrasé au premier tour la concurrence avec plus de 43% des votes contre un bien maigre 18% pour Alpha Condé qui d’ailleurs, a dû jouer des coudes pour éviter de se faire coiffer au poteau par Sidya Touré) ! Une certitude mathématique disait-il, confiant dans sa méthode. Cette confidence m’a donné de l’avance sur mes concurrents de la presse internationale…
A maintes reprises, nous nous sommes parlé furtivement sur skype ou au téléphone, juste pour discuter comme des personnes qui s’apprécient, souvent de sujets variés ; CYK trouvant toujours le moyen de placer une note d’humour pour analyser la situation socio-politique en Guinée. Je peux dire à ses détracteurs que l’homme CYK que j’ai connu est très différent de la caricature qu’on tente de lui tailler.
La dernière fois que j’ai vu le grand frère CYK, c’était il y a quelques mois, au restaurant plein air du Petit bâteau. Il m’avait l’air malade mais je n’ai pas pu, par pudeur, lui poser une question relevant à mon sens de sa vie privée. Il était avec sa très jolie fille qu’il m’a présentée en « dénigrant » encore le « petit bandit ». J’étais à mille lieux d’imaginer que c’était la dernière fois que j’allais lui adresser la parole. Hélas, c’était bien la dernière fois…
Saliou Samb