Conakry, Guinée : L’Ambassadeur de la Turquie en Guinée, S.E Hilmi Ege TÜRMEN est l’Invité de la rédaction du quotidien national Horoya cette semaine. Dans cet entretien exclusif, le diplomate Turc revient en détails sur l’actualité dans son pays, marquée par la crise migratoire, mais également, sur les relations diplomatiques et économiques entre la Guinée et la Turquie.
Horoya : l’évolution de la situation des réfugiés syriens en Turquie est à l’ordre du jour de la communauté internationale ? Quel est votre opinion et que se passe-t-il ?
S.EHilmi Ege TÜRMEN : Merci pour cette question très pertinente. La Turquie est soumise à un très lourd fardeau migratoire. Nous menons un combat acharné aux portes de l’Europe. La crise syrienne nous menace tous une fois de plus.
Nous hébergeons environ 4 millions de réfugiés, dont près de 3,6 millions de Syriens (la Turquie est le plus grand pays d’accueil de réfugiés au monde). Depuis 2011, plus de 526 000 Syriens sont nés en Turquie.
De plus, accueillant les deux tiers de l’ensemble des réfugiés syriens dans le monde, la Turquie a pratiquement assumé la charge de près de 9 millions de Syriens sur son propre sol ainsi que dans le nord de la Syrie. Nous avons dépensé environ 40 milliards de dollars américains pour répondre à leurs besoins.
Il est évident que la Turquie ne peut pas assumer seule ce fardeau. En outre, depuis le mois de mai 2019, le conflit en Syrie a pris un nouveau tournant. Le régime syrien a intensifié sa campagne militaire contre des millions de Syriens innocents qui se trouvent coincés dans la province d’Idlib.
Les derniers développements à Idlib, ayant occasionné le déplacement de centaines de milliers de personnes, ont accru encore plus la pression migratoire sur la Turquie. Déjà surchargé en termes d’hébergement de nouveaux Syriens déplacés, la Turquie a été obligée d’agir en tant que premier intervenant face à ces défis.
Qu’en est-il du pacte conclu entre la Turquie et Bruxelles prévoyant de restreindre le passage de migrants vers l’Union européenne en échange d’un soutien financier ?
Nous demandons depuis longtemps un partage plus équitable du fardeau et des responsabilités. Malheureusement, nos appels ont été ignorés.
La Turquie s’est pleinement conformée à la déclaration du 18 mars avec l’UE. Malheureusement, l’UE n’a pas respecté ses engagements découlant de cette même déclaration. (Fourniture d’une entrée sans visa à nos citoyens dans l’UE, lancement d’un programme d’admission humanitaire volontaire, fourniture de 3+3 milliards d’euros de manière plus rapide, amélioration de l’union douanière, relance des négociations d’adhésion avec la Turquie, coopération dans la lutte contre le terrorisme et tenue régulière de dialogues et de sommets de haut niveau Turquie-UE).
Par exemple, seulement la moitié de 6 milliards d’euros d’aide a été versée. En plus, cette contribution ne nous est pas parvenue directement, ni aux demandeurs d’asile, mais elle a été transmise à diverses agences d’aide humanitaire. Ce montant ne mérite même pas d’être mentionné, en tenant compte que nous avons dépensé au moins 40 milliards de dollars US de nos propres ressources.
En conséquence, nous attendons de l’UE, des Etats membres de l’UE ainsi que de la communauté internationale qu’ils analysent correctement la situation actuelle et qu’ils apportent le soutien nécessaire à la Turquie.
Il faut aussi mentionner que, il n’y a pas de changement dans notre politique en matière de réfugiés. En revanche, nous n’avons aucune obligation d’arrêter les demandeurs d’asile qui souhaitent se rendre dans des pays sûrs. Nous n’arrêterons pas les demandeurs d’asile qui préfèrent quitter la Turquie et se rendre dans des autres pays sûrs de leur plein gré. En fait, nous n’avons pas non plus le droit de le faire. Toutefois, selon le droit international et le droit communautaire, les pays dans lesquels ils se rendent doivent les accepter. Tout comme nous l’avons fait.
La question de la guerre en Syrie s’est-elle invitée dans le dossier de cette crise migratoire ?
L’écrasante majorité de la communauté internationale est convaincue que le régime syrien s’en prend à toute la population. Il s’agit là d’une nouvelle manifestation de l’aspiration de longue date du régime à survivre au conflit par une « victoire militaire ». Le but ultime est d’annuler la perspective d’une solution politique.
Partageant une frontière terrestre de 911 km avec la Syrie et étant un voisin immédiat de la province d’Idlib, la Turquie a été directement exposée à toutes les répercussions des atrocités du régime.
La campagne militaire du régime sur la zone de désescalade d’Idlib et suite à au moins vingt mille violations du cessez-le-feu depuis mai 2019, plus de deux mille civils ont été tués. Les attaques ont déplacé plus de deux millions de personnes, principalement des femmes et des enfants, depuis le début du mois de décembre 2019 vers notre frontière.
En accord avec les deux autres Etats garants de la plateforme d’Astana, à savoir la Fédération de Russie et l’Iran, la Turquie a soutenu la création de « zones de désescalade » dans le cadre du mémorandum du 4 mai 2017. Un mémorandum supplémentaire a été signé avec la Fédération de Russie le 17 septembre 2018 pour stabiliser la situation dans la zone de désescalade d’Idlib.
En vertu du mémorandum du 4 mai 2017, la Turquie a établi douze postes d’observation le long des limites de la zone de désescalade d’Idlib afin d’assurer le respect du régime aux dispositions du cessez-le-feu. Ce Mémorandum du 17 septembre 2018 a permis à la Turquie de renforcer et de poursuivre le fonctionnement de ses postes d’observation.
Par contre, le régime et ses partisans ont continué à agir en violation flagrante de tous ces accords et des cessez-le-feu précédemment déclarés.
Le 27 février dernier, un convoi militaire turc déployé pour renforcer un poste d’observation turc ainsi que certaines fortifications a été délibérément pris pour cible à proximité du village de Balyun dans la région de Jabal Zawiyah, au sud de la zone de désescalade d’Idlib. Cette attaque odieuse et continue a fait un très grand nombre de victimes. Même nos ambulances envoyées pour secourir les soldats blessés ont été touchées, en violation du droit humanitaire international.
Face à la situation alarmante sur le terrain avec les attaques continues du régime visant délibérément les militaires turcs et en l’absence de tout progrès concret dans les contacts de la Turquie avec les garants du régime, la Turquie a été contrainte de prendre des mesures unilatérales d’autodéfense et a lancé « l’Opération bouclier de printemps » le 27 février 2020.
La réponse de la Turquie été proportionnée, mesurée et responsable. L’opération a ciblée uniquement les éléments du régime et leurs armes, véhicules, équipements, cachettes, abris et emplacements. Toutes les précautions ont été prises dans le but d’éviter les dommages collatéraux à la population civile. Il n’y a aucune cible civile.
Il faut souligner que la Turquie est attachée à l’intégrité territoriale et à l’unité politique de la Syrie. La Turquie fera tout son possible pour contribuer à la restauration de l’intégrité territoriale et de l’unité politique de la Syrie.
Quel est de nos jours, le niveau de coopération entre la Turquie et la Guinée ?
Nous considérons la Guinée comme l’une de nos principaux partenaires au niveau politique, économique, historique et culturel en Afrique. Nos relations politiques, économiques, commerciales et culturelles avec la Guinée ne cessent de se développer ces dernières années. Cela est particulièrement indiqué dans la sphère économique. Nous travaillons notamment avec de nombreux ministères et différentes institutions nationales afin de consolider davantage notre coopération. Nombreux projets sont en cours de réalisation.
Ainsi, je suis heureux de vous informer que nos relations militaires se développent également à grands pas grâce aux nombreux accords signés entre nos pays respectifs pour promouvoir la coopération en matière de défense.
Par ailleurs, concernant l’Enseignement et l’Education, les Ecoles Maarif aujourd’hui présentes dans plus de 23 pays sur le continent africain et ses 323 écoles dans le monde, font leur preuves depuis quatre ans à Conakry, avec 713 élèves dans les cinq écoles Turco- guinéennes. A long terme, nous envisageons de privilégier une éducation de qualité et d’excellence dans plus de 10 écoles à Conakry et projetons de construire un nouveau campus scolaire pouvant accueillir plus de 1.500 élèves. La fondation Maarif ne se limitera pas à la capitale elle prévoit également d’ouvrir des écoles dans d’autres villes de la Guinée.
La Turquie offre des bourses aux étudiants étrangers en provenance des quatre coins du monde, pour qu’ils puissent poursuivre leurs études supérieures dans les universités les plus prestigieuses de la Turquie. En 2019, 30 étudiants brillants guinéens ont obtenu les bourses de Turquie à la suite d’un long processus de sélection. Ce chiffre va augmenter sans aucun doute dans les années à venir.
Aussi, l’Agence turque de Coopération et de Coordination, la TÝKA, est installée en Guinée depuis maintenant plus de trois ans et poursuit ses activités en collaboration avec les différentes institutions guinéennes.
En 2019, TÝKA a mis en œuvre plus de 20 projets en Guinée dont la mise en place d’un système d’oxygène pour les bébés prématurés au sein de l’hôpital Ignace Deen premier du genre en Guinée. Tout récemment la TÝKA a emménagé 100 hectares de terrain pour la Fédération des Planteurs de Filière Fruit de la Basse Guinée dans le cadre de la relance de la production de l’ananas, qui sera suivi par l’octroi des intrants et un tracteur, la mise en place d’une unité de séchage et de conservation.
D’autre part, la «Turkish Airlines » a actuellement 3 vols par semaine entre Conakry et Istanbul. Avec la croissance des liens commerciaux entre nos pays respectifs, je suis convaincu que « Turkish Airlines » augmentera le nombre de vols à destination de Conakry à l’avenir.
Finalement la tenue à Conakry au mois de Novembre 2019 de la Troisième Commission Economique Mixte Turco-Guinéenne nous a permis d’aborder divers sujets et d’envisager des projets de coopération mutuellement bénéfiques.
En Octobre dernier, vous vous êtes réjoui de l’accroissement des échanges commerciaux entre nos deux pays. Les échanges commerciaux avoisinent désormais 150 millions de dollars..
Il faut mentionner quelques chiffres. Tandis que le volume des échanges entre la Turquie et la Guinée en 2017 avait atteint 113 millions de dollars, ces échanges entre nos pays en 2019 ont atteint 150 millions de dollars américains, ce qui nous rend vraiment heureux.
Nous constatons que nos relations économiques et commerciales tendent à augmenter grâce aux visites réciproques de nos hommes d’affaires. En marge de la Troisième Commission Economique Mixte Turco-Guinéenne, un forum des affaires a été organisé à Conakry avec la participation de 22 entreprises turques opérant dans les domaines de l’énergie, des mines, de la construction, du textile, de la logistique, de la santé, de l’alimentation, du mobilier, de l’électricité et de l’électronique.
Il y a un énorme intérêt en Guinée de la part des hommes d’affaires turcs. Au cours des prochains mois, nous nous préparons à accueillir plusieurs délégations commerciales à Conakry. Notre objectif principal est d’augmenter notre commerce global à 500 millions de dollars américains d’ici 2023.
La visite d’Etat du Président Turc, Recep Tayyip Erdogan en Guinée, et celles du Président Pr Alpha Condé à Ankara, ont-elles été à la base de l’accroissement de ces échanges ?
La visite du Président de la République de Turquie, SEM Recep Tayyip Erdoðan pour la première fois, le 3 mars 2016, a marqué un progrès historique dans le cadre de nos relations bilatérales et 9 accords / protocoles d’entente ont été signés au cours de la visite.
À la suite de cette visite en 2016, le président de la République de Guinée, SEM Alpha Condé s’est rendu en visite officielle en Turquie du 26 au 30 décembre 2016. Au cours de cette visite, 7 accords / mémorandums d’accord ont été signés.
L’année dernière a été, comme les années passées, marquée par les visites officielles de haut niveau à commencer par SEM le Président Alpha Condé qui a visité 3 fois la Turquie pour différentes occasions.
Ces visites sont d’une importance primordiale d’autant plus qu’elles permettent l’approfondissement et la diversification de notre coopération.
A cela s’ajoute aussi le fait que les membres distingués du Gouvernement se rendent de plus en plus en Turquie dans le cadre de visites bilatérales et de conférences internationales ou régionales.
Des investisseurs turcs s’intéressent-ils à tous les domaines en Guinée ?
Les investisseurs turcs sont très intéressés par le développement de la Guinée. Il existe un énorme potentiel de croissance en Guinée et nous aimerions apporter notre expérience et nos connaissances pour aider à atteindre les objectifs de votre pays afin de devenir un leader en Afrique de l’Ouest. Les partenariats formés entre nos secteurs privés sont en cours d’approfondissement et s’étendent à de nombreux domaines d’activité.
Par exemple, la compagnie Albayrak a planifié un investissement de 492 millions de dollars pour moderniser le Port Autonome de Conakry. En moins de 5 mois, elle a investi dans 5 grues et a complété la construction d’une pénétrante de 4 km de longueur pour le port ainsi que d’un parking poids lourd de 608 camions. Tout ceci, pour faire du port autonome de Conakry le port du futur.
Parlant de Coronavirus, il y a eu un 1er cas dans votre pays. Qu’en est-il ?
En fait, la Turquie a eu la chance de ne détecter aucun cas de coronavirus pendant une longue période. Ceci est le résultat d’un ensemble de mesures mises en place par les autorités turques pour empêcher la propagation du virus en Turquie. A présent, une seule personne a été détectée avec le virus le 10 mars 2020. Les dispositifs de quarantaine nécessaires ont été appliqués et tout est sous contrôle.
Cette épidémie qui a débuté en Chine, menace le monde entier dont l’Europe. Les effets sur l’économie mondiale ne sont pas négligeables. Qu’en pensez-vous ?
De toute évidence, les effets néfastes du virus se font sentir dans le monde entier. Mon pays prend les mesures nécessaires pour limiter les répercussions négatives que le coronavirus pourrait avoir sur l’économie turque. Je peux cependant, vous dire qu’en dépit de toutes les évolutions négatives, le commerce global de la Turquie au cours des deux premiers mois de 2020 n’a pas été affecté.
En fait, nous avons enregistré une augmentation de 6,34% de notre commerce global pour atteindre un total de 32,3 milliards de dollars américains sur la même période.
Entretien réalisé par Amadou Touré
Photos : Lamine Sylla