Le journaliste-Ecrivain, André Silver Konan adresse une lettre ouverte au président ivoirien, Alassane Ouattara. Lisez
Excellence monsieur le Président, j’ai pris la grave décision de vous adresser cette lettre ouverte, après mûre réflexion, pour porter ma part de témoignage, dans le débat qui a actuellement cours, au sein de notre auguste société, celui de votre troisième mandat à la présidentielle. Je mesure la gravité de l’heure. Plusieurs proches m’ont déconseillé de m’inviter dans ce débat. Ils ont peur. Et je les comprends. Mais je suis ainsi, l’une des valeurs que je souhaite qu’on retienne de moi, c’est celle du courage de dire ce que je pense, quel qu’en soit le prix, dans un style qui l’emprunte à la charité, savoir porter la voix inattendue d’une certaine masse laborieuse, sans chercher à hurler avec les loups de l’élite dirigeante.
Tout de suite, j’aimerais vous mettre à l’aise. Doublement à l’aise. En effet, cette lettre, je vous l’adresse davantage pour l’histoire, plutôt que pour peser dans votre choix. Je l’écris pour demain. Pour nos petits frères et petites sœurs. Pour nos enfants. Je l’écris pour me décharger d’un devoir citoyen. Celui qui exige que, pour notre histoire de demain, nul n’ait à dire que j’avais la possibilité de porter ma part de vérité et que je me suis caché, à un moment crucial où ma voix devrait se faire entendre, derrière le rideau de la peur, de la compromission, de la faiblesse et de la fatalité. Sans plus. Je répète : ce n’est pas une lettre pour peser dans votre choix.
Je vous mets encore à l’aise, en vous confiant une position surprenante. A titre personnel, je ne poserai aucun acte visant à dénoncer une quelconque décision de votre part, tendant à être candidat pour un troisième mandat, quand bien même ma position juridique constante sur la question est que la constitution ne vous permet pas d’être éligible. De fait, sauf à être de mauvaise foi intellectuelle, entrer en conflit avec votre choix, ce serait faire le jeu de vos opposants. Je ne mène pas de combat par procuration. De ce fait, je prendrai acte et la vie continuera, étant donné qu’à ma grande honte, j’ai échoué à faire adhérer à nos concitoyens de tous les bords, qu’il était nécessaire de tourner la page de nos trois Grands de la politique ivoirienne, dont vous-même et vos co-générationnels héritiers ou opposant à Félix Houphouët-Boigny, que sont Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo.
Vous savez plus que quiconque, que la modification de la Constitution ne vous donne pas, pour autant, le droit d’être éligible. Quand une loi est votée, il y a la lettre, mais il y a aussi l’esprit. La lettre de l’article 183 est très claire : en dehors de toute norme nouvelle (je n’apprendrai rien aux brillants constitutionnalistes qui vous entourent), la non rétroactivité de la loi ne s’enclenche pas. La disposition sur les deux mandats est actée depuis 2000 et n’a pas été remise en cause, ce n’est donc pas une norme nouvelle en droit. Dans l’esprit, les rédacteurs fondateurs de cette constitution, à savoir vos ministres Sansan Kambilé et Cissé Bacongo, l’éminent Ouraga Obou ont déjà scellé dans le fer de la conscience collective, que la modification de la constitution, ne remettait pas à zéro, le compteur des mandats présidentiels, un acquis démocratique, obtenu dans les larmes et les grincements de dents, en 2000, après dix ans de lutte des forces démocratiques.
Donc, je répète, le seul fait que vous seul dites que la Constitution vous permet d’être éligible ne saurait être recevable pour notre conscience intellectuelle. Mais je vais encore vous surprendre, là n’est pas le sens de mon intervention. D’une part, parce que, comme je l’ai dit, je ne ferai rien pour dénoncer une candidature de votre part et d’autre part, parce que je ne vois aucun juge constitutionnel autant intègre que courageux, pour dire le droit, en rejetant votre candidature. Cela dit, je vais maintenant poser le postulat véritable qui motive cette lettre.
Monsieur le Président,
Cet engagement solennel devant la représentation nationale (le premier congrès de l’histoire de la Côte d’Ivoire, ce n’est pas rien) était plus qu’un simple engagement, c’était un serment. Un serment sacré ! Ce serment sacré qui a fait souffler un vent de joie immense sur le pays et qui a eu un retentissement jusqu’aux confins de la terre, avec tout l’accueil qu’il a reçu de la part de vos concitoyens (dont moi-même) et de Grands de ce monde, dont Emmanuel Macron ; n’était pas une parole en l’air. Il ne mérite pas d’être réduit à une parole banale.
Ce serment, dis-je, s’est fondé sur deux promesses elles aussi sacramentelles. La première était ceci : « Cette décision est donc conforme à ce que j’ai toujours dit, à savoir, qu’il faut laisser la place à une jeune génération, en qui nous devons faire confiance ; des jeunes ivoiriens honnêtes, compétents et expérimentés, qui ont appris à nos côtés, comme nous l’avons fait aux côtés du Père de la Nation, le Président Félix Houphouët-Boigny ».
De fait, la « jeune génération » au RHDP, le grand parti que vous avez créé, n’est pas toute morte avec notre regretté Premier ministre Amadou Gon Coulibaly. Ce serait une injure insupportable pour sa mémoire et pour son œuvre, qu’il soit dit que tous ces cadres qui ont travaillé dans son sillage, donc le vôtre, depuis 2010, ne sont ni « honnêtes », ni « compétents », encore moins « expérimentés ». Ce serait une suprême injure à votre propre compétence de commandant en chef, que d’estimer qu’en dix ans (au Ghana, Jerry Rawlings a formé John Atta Mills et John Dramani Mahama, John Kufuor a formé Nana Akuffo-Addo, les mandats présidentiels se limitant à quatre ans renouvelable une fois), vous n’avez pu former qu’une seule personne qui a été la seule à apprendre à vos côtés, comme vous-même avez appris « aux côtés du Père de la Nation, le Président Félix Houphouët-Boigny », en seulement trois ans.
A titre personnel, je refuse d’admettre que les personnalités comme Hamed Bakayoko, Patrick Achi, Sidiki Diakité, Jeannot Ahoussou-Kouadio, Mariatou Koné, Kaba Nialé et de plus jeunes comme Abdourahmane Cissé, n’ont rien appris de vous et sont incapables de diriger un pays. Je refuse de croire que durant des années, vous avez confié le porte-parolat du gouvernement à Bruno Nabagné Koné, à Sidi Tiémoko Touré et que vous jugez aujourd’hui qu’ils ne sont pas dignes d’assumer des fonctions suprêmes. Non, c’est insultant pour eux, c’est méprisant pour le peuple qui croyait avoir un gouvernement compétent et c’est une injure publique à votre gouvernance des hommes.
Personne ne pourra me convaincre que si vous misez sur un seul parmi cette short-list et que vous dites un seul mot à la population de vos supporters indécrottables, les ADOrateurs, que ceux-ci ne suivraient pas. Personne ! L’argument de ce qu’on ne prépare pas une candidature en trois mois est donc irrecevable, d’autant qu’il suffira que vous dites un seul mot, pour que vos supporters suivent vos consignes de vote.
La deuxième promesse était ceci : « Je veux aussi assurer les conditions d’une passation du pouvoir d’un Président démocratiquement élu à un autre, pour la première fois dans l’histoire de notre pays ». Cette promesse se passe de commentaire. Au passage, je vous fais juste remarquer que dans l’histoire du monde, les candidats du pouvoir morts, avant l’ouverture d’une campagne électorale, il y en a eu et leurs partis respectifs n’ont pas été enterrés avec eux. Bien au contraire. Le grand Président John Kennedy a été tué en novembre 1963, alors qu’il était en pré-campagne. Son successeur, Lyndon Johnson, moins populaire que lui, a été élu en 1964. Tenez-vous bien, avec une différence de voix jamais atteinte par un Président américain, depuis plus d’un siècle. D’autres exemples existent.
Monsieur le Président,
Comme je l’ai dit plus tôt, vous êtes libre de choisir de vous porter candidat, c’est vous seul qui décidez. Cependant, permettez-moi, avant de poursuivre, de vous rappeler un pan de notre histoire ivoirienne que vous connaissez indubitablement. Elle a un rapport avec le respect de l’engagement. Retour vers le passé, trois siècles plus tôt. Nous sommes vers les années 1770. Une reine africaine, Pokou (pour ne pas la citer) décide de faire sortir son peuple du Ghana. Ce peuple qui s’appellera plus tard Baoulé avait un engagement solennel : respecter tout ce que l’oracle prescrirait. A l’heure de la traversée de la Comoé, synonyme de vie ou de mort pour son peuple, l’heure avait sonné pour la jeune reine, de faire face à son destin, à celui de son peuple, en mettant en œuvre l’engagement solennel qui liait tout le peuple : le respect des prescriptions de l’oracle. A savoir le sacrifice de son propre fils. Son fils unique. Ce jour-là, elle avait le pouvoir de remettre en cause cet engagement, choisir de sacrifier un autre enfant ou choisir de retourner vers ses poursuivants. Elle n’a rien fait de cela et a choisi de respecter l’engagement sacramentel de respecter ce que l’oracle avait décidé. L’histoire n’a jamais cessé de s’écrire, la morale de l’histoire ne s’est jamais éteinte, les valeurs sont éternelles.
Monsieur le Président,
La valeur d’un engagement s’évalue dans la décision difficile qui précède son respect. Vous êtes face à la première décision difficile à prendre, avant le respect d’un engagement. Il est facile de dire qu’on va construire un collège, un pont, une université et de respecter cette promesse, il suffit d’un peu d’argent. Là où le respect de la parole prend une valeur mystique, c’est quand celui qui a porté cette parole doit la respecter en prenant une décision difficile. Vous avez construit de grands ponts et nous avons applaudi, vous êtes maintenant face à une petite valeur : le respect de l’engagement solennel. C’est à vous de choisir ce que nous retiendrons de vous, sur le respect d’un engagement difficile. Je le répète : il est facile de construire des ponts, tout le monde peut le faire avec de l’argent. Ce qui est difficile à construire, ce sont des valeurs parce qu’elles convoquent ce qui est profond en nous, à savoir notre conscience morale.
L’on me parle des candidatures possibles d’Henri Konan Bédié et de Laurent Gbagbo. J’ai ma petite proposition là-dessus, j’y reviendrai. En attendant, la question constante que je pose à vos proches est ceci : assimile-t-on les valeurs de respect des engagements et de la parole publique à Bédié et à Gbagbo ? Assurément non. Ils ont sans doute d’autres valeurs, mais pas celle du respect de leurs engagements. Bédié a déjà déclaré qu’il menait son dernier combat en 2010. Il est revenu plusieurs fois sur cet engagement. Il a annoncé qu’à plus de 80 ans, il n’était pas utile d’être candidat, il en a 86 aujourd’hui. Que dire des engagements de Gbagbo ? Je n’ose pas m’y attarder. On risquerait de se perdre.
Donc si vous décidez d’être candidat, vous pourriez certes gagner, par un passage en force ou de façon loyale. Je n’exclus rien. Vous n’avez pas fait toutes ces contorsions à la CEI, pour que le jeu soit transparent, nul n’est dupe… Cependant, quand bien même vous gagneriez, vous gouvernerez un peuple dont une forte partie ne croirait plus en votre parole. Durant les cinq prochaines années, vous ne diriez rien qu’une bonne partie de ce peuple ne considérerait comme de la poudre aux yeux. En clair, vous êtes parti, en cas de victoire (loyale ou non), pour gouverner avec la confiance unique de la population de vos partisans du RHDP, pas de tout un peuple. Une gouvernance amputée par avance.
Avec vos propos sur la charge de la fonction présidentielle et votre besoin de repos, vous savez plus que quiconque qu’il vous sera impossible de faire mieux que ce que vous avez fait durant ces dix dernières années, surtout qu’à écouter de nombreux dirigeants du RHDP, le seul et unique meilleur dans votre entourage s’est endormi dans la paix du Seigneur. Ici encore, c’est à vous de choisir si vous finirez votre carrière politique comme Mike Tyson ou comme Mohamed Ali. C’est à vous de choisir si vous serez ce genre de Président africain banal, qui sait qu’il gouverne un peuple qui ne rêve plus avec lui, mais qu’il gouverne quand même, se contentant d’un faux sentiment de gloire personnelle, qui cache un mépris souverain d’une partie de son peuple. Ces Présidents qui foisonnent en Afrique et qui continuent d’écrire l’histoire de l’indignité de notre continent ne gouvernent plus, ils règnent et à la fin de leur règne, la page de leur histoire se tourne rapidement. Très rapidement. Trop rapidement. Il en est ainsi du défunt Président Pierre Nkurunziza. Il a dirigé le Burundi durant quinze ans, dont cinq contre les textes fondateurs de son pays. Sa mort est récente, son oubli aussi. Il n’a pas cherché à laisser des valeurs en héritage. Sa vie de Président, en fin de compte, a été un échec. Vous pouvez donc gagner, mais vous pouvez aussi perdre. Les partisans de Blaise Compaoré ou d’Abdoulaye Wade ; qui les poussaient à faire un mandat supplémentaire, ont, pour la plupart, tourné casaque au Burkina Faso et au Sénégal. Leurs anciens mentors ont des fortunes diverses aujourd’hui.
Monsieur le Président,
J’aurais aimé vous suggérer deux conseils, même si je suis mal placé pour vous les dévoiler et que cela semble prétentieux. Le premier, au cas où vous décidiez de vous présenter, c’est celui de libérer la CEI. Vous êtes mieux placé pour savoir que si vous étiez opposant, vous n’auriez pas accepté une telle Commission électorale. Rendez-la vraiment indépendante, cela vous grandirait davantage. Allez au combat, comme un vrai guerrier mandinque. Vos compatriotes vous pardonneront difficilement (croyez-moi, ce peuple est fort imprévisible) une victoire à l’issue d’une « élection calamiteuse » ou une victoire à la Soumangourou Kanté, qui usait de magie dans un combat qu’il a rendu déloyal et qu’il a fini par perdre. Si vous gagnez, gagnez avec la force honnête de Soundiata Kéita et savourez votre victoire avec gloire. Si vous perdez, restez digne comme Samory Touré, à Guélémou.
Le deuxième conseil prétentieux me vient du plus profond de mon cœur, je l’ai déjà exprimé à maintes reprises, ces derniers jours. Soyez notre Mandela ivoirien, le père de l’alternance démocratique en Côte d’Ivoire. Il vous restera dans ce cas, à vous réconcilier avec tous vos adversaires ou vos ennemis. Cela dépend davantage de vous, que d’eux. Faites voler l’avion présidentiel pour qu’il aille chercher Laurent Gbagbo à Bruxelles. Acceptez que Charles Blé Goudé et les exilés pro-Gbagbo rentrent, sans crainte, ni pour leur vie, ni pour leur liberté. Amnistiez les prisonniers politiques, au premier rang desquels Guillaume Soro et ses cadres. Réconciliez-vous avec Henri Konan Bédié, Daniel Kablan Duncan, Francis Wodié, Albert Toikeusse Mabri, Marcel Amon-Tanoh, Innocent Anaky Kobena, Gnamien Konan, Brahima Soro, vos alliés d’hier. Faites un conclave avec les deux autres Grands et mettez-vous d’accord pour que le pays soit dirigé par une « nouvelle génération ».
Rendez vraiment indépendante la CEI, j’insiste, comme vous le recommande la Cour africaine. Reportez la présidentielle ou faites-le dans la ferveur du 60è anniversaire de notre indépendance politique. Mettez en place un gouvernement d’union nationale qui sera chargée d’organiser la présidentielle à laquelle vous et ceux de votre génération ne se présenteront pas. Si vous usez de votre leadership sur cette dernière question, en associant les chefs religieux, d’anciens chefs d’Etat africains, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo ne pourront pas maintenir leurs candidatures. Tous, vous sauverez ainsi vos faces dans ce combat qui se profile et où forcément un seul gagnera, donc deux autres seront couverts de honte. Enfin appelez tous les présidentiables au RHDP, dites-leur de s’entendre pour choisir le meilleur parmi eux, sans que vous interfériez dans leur choix et laissez-les agir. Vous serez surpris de voir leurs réactions, et vous verrez comment vous allez libérer ce pays. Et vous entrerez dans l’éternité.
Monsieur le Président,
Tout ceci est possible, si vous le voulez. Ce n’est pas une utopie. Si vous voulez être le futur lauréat du prix Mo Ibrahim d’Afrique, c’est à vous de décider. Si vous voulez rester l’homme qu’on consulte dans le monde, la haute personnalité pour qui les éminentes assemblées se lèvent et à qui il est réservé des standing ovations dans les grandes rencontres internationales, c’est encore à vous de décider. Si vous voulez être le futur Houphouët que la Côte d’Ivoire va regretter, alors que certains vous critiquent avec virulence aujourd’hui, c’est vous qui choisissez. C’est donc à vous de décider si l’histoire devra retenir que vous êtes resté le « Bravetchê » de Kong ou si vous êtes devenu le Alpha Condé de la Côte d’Ivoire. Bref. Personne n’échappe à son destin. Ni vous, ni moi. Vous n’échapperez donc pas à votre destin. Tout comme je n’échapperai pas au mien. La seule différence entre vous et moi, c’est que je n’ai pas mon destin en mains, n’ayant pas le pouvoir régalien de la décision. Vous si. Vous avez votre destin entre vos mains. Et c’est vous qui décidez de l’orientation que ce destin prendra. Vous et votre conscience. Que Dieu vous donne la bonne compréhension !
Votre fils ou petits-fils
André Silver Konan