Des heurts ont éclaté vendredi à Dakar et en Casamance. Ils auraient fait trois morts selon l’opposition qui avait appelé à manifester malgré l’interdiction des autorités.
Pneus brûlés, poubelles en feu, gaz lacrymogène… Plusieurs grandes artères de Dakar ont été le théâtre de scènes d’affrontement entre jeunes et forces de l’ordre vendredi 17 juin, alors que le climat politique se durcit à un mois et demi des élections législatives au Sénégal. L’escalade était redoutée depuis que les autorités avaient interdit, mercredi, une grande manifestation convoquée par l’opposition pour protester contre l’invalidation d’une liste nationale de candidats de la coalition Yewwi Askan Wi (YAW) pour le scrutin du 31 juillet.
« Pourquoi le pouvoir ne nous laisse pas manifester ? Ce droit est garanti par notre démocratie », s’insurge Amadou Gueye, 27 ans, qui était déjà sorti dans la rue en mars 2021, après l’arrestation d’Ousmane Sonko, un leader de l’opposition. La mise en cause de cette figure politique dans une affaire de viols présumés avait déclenché plusieurs jours de soulèvement populaire à Dakar et dans d’autres grandes villes du pays qui s’étaient soldés par une douzaine de morts.
Les forces de l’ordre ont d’ailleurs encerclé le domicile de l’opposant dans la journée de vendredi, l’empêchant d’aller manifester mais également de se rendre à la mosquée pour prier. Le maire de Dakar, Barthélémy Dias, un autre adversaire du président sénégalais Macky Sall, s’est également retrouvé bloqué chez lui par la police, tandis que trois personnalités de l’opposition, Déthié Fall, Ahmet Aidara et Mame Diarra Fame, ont été arrêtées, selon le parti de M. Sonko.
Dans le même temps, des heurts ont éclaté dans différents quartiers de la ville. Une station Total aurait même été saccagée dans le quartier commerçant et populaire de Colobane selon plusieurs médias sénégalais. « Le président Macky Sall veut aller seul aux élections sans opposants mais nous n’allons pas l’accepter. Ce n’est que le début des manifestations, nous sommes prêts à nous mobiliser jusqu’aux législatives », lance Lamine Diémé, les épaules recouvertes d’un drapeau sénégalais.
Echanges de pierres contre gaz lacrymogène
Selon la Croix rouge sénégalaise, au moins un jeune aurait péri à Dakar suite à l’incendie d’une baraque à Colobane, où les échanges de pierres contre gaz lacrymogène ont duré une grande partie de la journée. Les échauffourées auraient fait une vingtaine de blessés. Malgré l’interdiction, une marche de protestation a également eu lieu à Ziguinchor, la capitale de la Casamance (sud) dont Ousmane Sonko est le maire, dans un climat de violence. La presse et l’opposition font état de deux décès en Casamance, l’un à Zinguinchor, l’autre dans la ville de Bignona.
Outre la colère que suscite le rejet de la liste de l’opposition pour les législatives, les manifestants dénoncent l’intention prêtée au président Macky Sall de briguer un troisième mandat en 2024 et protestent contre la vie chère, alors que les prix flambent depuis des mois, dans le sillage de la guerre en Ukraine.Lire aussi l’entretien avec le président sénégalais : Article réservé à nos abonnésMacky Sall : « Nous ne sommes pas vraiment dans le débat de qui a tort, qui a raison. Nous voulons simplement avoir accès aux céréales et aux fertilisants »
L’envie d’en découdre n’est toutefois pas unanime au sein de l’opinion. « Nous avons d’autres recours pour régler le problème. Ces affrontements sont néfastes pour notre démocratie », assure ainsi Séni Thiaw, 37 ans, un riverain sorti regarder de loin les échauffourées sans y prendre part. Dans un communiqué publié vendredi soir, la coalition de la majorité Benno Bokk Yaakar (BBY) a salué « la maturité démocratique » du peuple, « qui n’a pas répondu à l’appel insurrectionnel de la coalition YAW » et s’est félicitée de « l’efficacité de l’action publique à faire respecter la loi ».
« Une question de démocratie »
Prenant la parole au milieu de la nuit depuis son domicile, Ousmane Sonko s’en est pris à Macky Sall « qui veut écarter les adversaires politiques de toute compétition », affirmant que le bilan de trois morts relevait de « la responsabilité unique et exclusive de Macky Sall ». « Il ne s’agit pas que d’une question de liste mais de démocratie », a décrété l’opposant dans un long discours en français puis en wolof.
L’opposition n’a de cesse de dénoncer l’invalidation de la liste nationale de la coalition YAW, menée par le parti de M. Sonko, comme un stratagème du président Macky Sall pour écarter ses adversaires. De fait, ce rejet écarte des législatives M. Sonko et certaines figures d’opposition et le pouvoir n’a jusqu’ici donné aucun signe de vouloir transiger.
Cette impasse politique à quelques semaines du scrutin inquiète Alioune Tine, observateur et défenseur des droits humains. « Ces événements traduisent une dégénérescence de la démocratie sénégalaise. Avoir de tels problèmes au moment du dépôt des listes signifie que notre système électoral ne fonctionne pas correctement », affirme-t-il. La veille de la manifestation, l’Association des imams et oulémas au Sénégal avait exprimé ses inquiétudes, et évoqué l’option d’un report des élections.
Selon Alioune Tine, la radicalisation d’une opposition qui en appelle désormais à l’insurrection est d’abord le résultat d’un manque de dialogue politique. « Nous recommandons plus de retenue. Mais la situation doit aussi amener le président à parler pour aller vers des élections apaisées et démocratiques avec un minimum de consensus sur les règles », continue-t-il, rappelant au passage que la liberté de manifester est un droit constitutionnel.
in LeMonde