Les étudiants réclament le «master pour tous ». Les professeurs veulent être plus nombreux. Malgré les efforts du gouvernement, les grèves décalent les semestres.
Une pierre à la main, Ismaïla, un étudiant pourtant frêle d’une vingtaine d’années, avance vers les grilles de l’université de Dakar. Soudain, il accélère et lance son projectile, avant de déguerpir. C’est de justesse qu’il évite, à grandes enjambées, la bombe de gaz lacrymogène que lui a tiré, en retour, un policier de la brigade anti-émeutes.
Controverse autour du «master pour tous »
Nous sommes fin mai 2016, à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), la première du Sénégal, ouverte en 1959 à la veille de l’indépendance. Sur le fronton, on peut lire « Lux mea lex » (« la lumière est ma loi »), la devise du grand poète sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), qui deviendra président quelques mois plus tard, pour vingt ans.
La devise des étudiants est un peu différente. C’est «le master pour tous » parce que, disent-ils, au Sénégal, on ne fait rien avec une licence. Le gouvernement, qui n’a pas les moyens d’engager des professeurs supplémentaires, ne veut pas en entendre parler : il n’existe aucun pays au monde, dit-il, où le master est ouvert à tous les étudiants.
Alors c’est la grève. Ou plutôt une émeute, pendant des jours et des jours, qui a ses rituels. Des pneus qui brûlent, des montagnes de déchets sur la rue pour obstruer le trafic, des réverbères arrachés, des abribus démontés, des vitrines cassées, des gaz lacrymogènes et des policiers qui poursuivent les étudiants sur le campus, jusque dans leurs chambres. Cela aussi est objet de controverse : au nom de la «franchise universitaire », les étudiants et le Syndicat autonome de l’enseignement supérieur du Sénégal (Saes) voudraient faire respecter l’interdiction à la police de pénétrer sur le campus.
Tué à balles réelles
Les étudiants des autres universités du monde vont à la cantine, à la bibliothèque ou dans les auditoriums. Les étudiants de Dakar, eux, vont « au front ». C’est le terme qu’ils utilisent pour leurs coups de force permanents. « Au front » avec ses camarades pour que sa bourse soit payée, un certain Bassirou Faye y est mort, en août 2014, tué à balles réelles par les policiers qui, en raison de la fréquence des grèves, ont installé une présence continue devant l’université depuis le début des années 2000.
Il faut dire que l’UCAD est un chaudron : construite pour moins de 10 000 étudiants, elle a vu sa capacité augmentée à plus de 20 000, mais elle est actuellement fréquentée par… 85 000 étudiants.
Construite pour moins de 10 000 étudiants, l’université en compte aujourd’hui 85 000.
En ce mois de mai 2016, ce sont les étudiants en droit qui font grève pour «le master pour tous ». Les autres facultés ont mené le même combat en 2013 et en 2014 en réaction à l’alignement progressif du Sénégal sur les standards européens licence, master, doctorat (LMD). Les grèves marquent la vie de l’UCAD depuis des décennies, mais se sont emballées à la fin 2011, au moment où les mouvements citoyens comme Y en a marre se dressent contre le président Abdoulaye Wade qui veut briguer un nouveau mandat en mars 2012. Il sera finalement battu par Macky Sall, notamment grâce à la mobilisation étudiante.
Or malgré l’alternance, le génie de la grève n’est pas rentré dans sa bouteille. «Sans compter que les étudiants sont souvent ultra politisés, explique un connaisseur de l’UCAD. Beaucoup appartiennent à des partis et des organisations politiques qui, en retour, prennent en charge leurs frais de scolarité. »
Le plus déconcertant, c’est que ce mouvement de la Faculté des sciences juridiques et politiques du printemps 2016, qui aura duré quarante-cinq jours jusqu’au 10 juin, intervenait juste après une grève des professeurs, de janvier à mars.
Si bien qu’entre les grèves des uns et des autres, les semestres s’allongent et plus personne ne fait sa « rentrée » en même temps. En ce mois d’octobre 2016, les étudiants en droit entament le second semestre de l’année universitaire 2015-2016 au lieu de débuter l’année 2016-2017. Les étudiants en philosophie, eux, font leur rattrapage de fin d’année alors que le second semestre des étudiants d’écogestion, qui a repris début août, a été interrompu en septembre du fait des vacances scolaires.
Tout le monde accumule les retards, à part les sages et studieux étudiants en médecine. Ceux-là ont de quoi mener leurs travaux pratiques car, pendant les grèves des autres, l’infirmerie de l’université ne désemplit pas. « Nous recevons des blessés par cartouche de grenade ou des étudiants qui ont du mal à respirer parce qu’ils ont inhalé trop de gaz lacrymogènes », confie un infirmier.
Colère des professeurs
Les professeurs ne sont pas moins remontés que les étudiants. « le taux d’encadrement est beaucoup trop faible, se plaint un professeur en droit public qui a souhaité garder l’anonymat. Il y a un enseignant pour plus de cent étudiants ici. » Et encore, ce professeur est optimiste. La faculté d’économie compte environ 150 professeurs pour 9 000 étudiants. Mais celle de droit, avec 18 000 étudiants, a moins de 100 professeurs.
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